Mais c’est qui ces branleurs ?
17 mai 2018
Vincent Schmitz
Bon déjà on ne dit pas branleurs, on dit bawlers. Ne vous fiez pas à leurs lunettes de ski(llz) et leur dégaine rigolarde, si Le 77 s’amuse, c’est avec soin. Après leur premier album “C’est Le 77” en 2017, ces Laekenois d’adoption ont installé ces derniers mois leur nom sur les scènes et dans les esprits les plus curieux avec “Bawlers”. Une invitation à rejoindre cette communauté bienveillante, entre amusement, musicalité virevoltante et clips inventifs.
Sonner au numéro 77 d’une rue de Laeken où cohabitent au moins les quatre membres du groupe (d’où le nom de celui-ci, pour les moins vifs), c’est commencer par affronter les aboiements d’un chien mal luné derrière la porte. Puis la voix rugissante de son maître, qui lui somme de la mettre en sourdine, et fissa. La seconde d’après, les mêmes vous lèchent joyeusement la main en remuant la queue et vous accueillent avec un sourire bienveillant (dans le même ordre, il y a des limites à la politesse).
Énième rappel s’il le fallait: ne pas se fier à la première impression. Ou encore: ne pas s’arrêter aux lunettes trop petites de papa au ski. “C’est un délire que Félé Flingue a ramené et on trouvait ça marrant…,” bruisse Peet, le “docteur” rappeur et producteur. “On aime bien être ridicules en fait, ne pas avoir peur du regard des autres,” poursuit Morgan, aux manettes de l’essentiel des prods, avant que Félé Flingue, l’autre rappeur, ajoute: “Sans vraiment l’être, c’est aussi un déguisement. Au quotidien, on ne porte pas tous les jours des lunettes mais sur scène, presque toujours. Ça nous permet de faire une distinction entre notre personnage et notre vraie personne. Tu mets ces lunettes et tu peux faire ce que t’as envie. Genre, tu prends les mains des meufs pour leur faire des bisous… et ce n’est pas ridicule, t’es moins pris au sérieux. Alors que je verrais un mec faire ça en concert, je me dirais le mec, il se la pète. Là, t’es dans cette peau de bawler et t’es là yeah yeah yeah!”
Un bawler? C’est rigolo ça
Pas la peine de chercher la signification du mot bawler sur Urban dictionary. Même si ça rime avec hustler, player ou branleur, le bawler du 77 est né d’un délire dont le souvenir est plus ou moins précis et probablement tardif. Sa principale caractéristique est qu’il n’a peur de rien et encore moins des autres.
“C’est comme une philosophie. C’est le fait d’être bien dans sa vie, ne plus se prendre la tête avec des futilités. S’assumer tel que tu es, faire ce que tu kiffes jusqu’au bout…. On aime bien voir ça sur les gens. Par exemple, il y a ces mecs qui peuvent paraître un peu ridicules sur un aspect extérieur, dont on pourrait se moquer… mais en fait, quelque chose de beau se cache derrière, parce que ça crée une différence.”
Sur la pochette de l’album, on retrouve d’ailleurs un authentique bawler, un fan présent dans le clip pénétrant de “Lady Bawler”, “qui a surpassé le bawlerisme. Avec ses potes, c’est devenu un peu comme nos petits frères, ils font aussi de la zique.” Au firmament des bawlers, Austin Powers et Jean-Claude van Damme se disputent la première place, “tout le monde s’est foutu de sa gueule mais au final il est respecté et il fait à fond ce qu’il fait!”
De l’humour toujours, mais pas du rap rigolo. Entre le chill de “Perla” et la machine “Bawlerangers”, des hooks, des breaks, des variations de prods, de voix et de flow, et une réelle identité qui se dégage par les aspérités d’un artisanat qui manque parfois à un rap devenu clinique. “On sait que si les gens écoutent réellement notre musique, ils vont voir qu’au final, on bosse derrière et qu’on a envie de faire un truc super sérieux. On n’a rien à protéger, on est tel qu’on est.. Si les gens ont envie de dire ouais c’est de l’humour… ben… « ok, si t’as envie« … Mais viens écouter notre album et tu vas comprendre qu’il y a plus de réflexion que ça, que ce sont des choses plus profondes, plus honnêtes. On n’est pas non plus des grands écrivains mais on a un putain de coeur, on est vraiment des bons hommes et même entre nous, on n’a pas peur de se cacher nos sentiments. On est franc et ça se ressent dans notre musique. Rien d’intellectuel mais voilà: du love, du drôle, des trucs un peu plus deep.
Gueules d’atmosphère
Il faut voir les vidéos de leurs concerts. Des jeunes “fêtards” amateurs de pogo répondent présent pour suer, bawlers convaincus ou futurs membres de la fraternité. Mais on trouve aussi dans leur public des trentenaires, séduits par leur facette plus chill, maîtrisée depuis “Black Angus” et particulièrement jouissive. Fait récent (même si le Six O’Clock Gang est bilingue et que Zwangere Guy croise régulièrement la route des francophones), la langue se fait oublier. Adoubé par le pilier de l’ombre Lefto (“original bawler!”) et très proche de Zwangere Guy (l’autre bourgmestre de Bruxelles et premier rappeur à avoir fait le Bal National), le 77 a largement franchi la frontière linguistique.
La rappeuse anversoise Blu Samu est d’ailleurs présente sur le multilingue “Balwlerangers” qui mêle bruitages de mitraillette (encore mieux maîtrisés que par la bouche de MC Furieux) mais surtout le français, le néerlandais et l’anglais. “A la base on voulait juste faire un son avec Guy et puis on s’est dit que ce serait cool de confronter les trois langues, en plus de la touche féminine. De un, ça ouvre des portes, de deux, ça ouvre la tête et les frontières. Et puis, au plus on est, au plus on se marre. Mais ce n’est pas n’importe qui, il y a tout un parcours de fraternité. Blu c’est notre soeur, elle habite avec nous. Et avec ZG, on est super liés. C’est comme Roméo et l’ODC, où il n’y a pas d’alliance directe mais c’est la famille. Il nous a aidés et on essaye de faire pareil. En plus, la musique qu’on fait, ce n’est pas non plus un truc où tu dois comprendre tout ce qu’on dit. C’est beaucoup dans l’énergie et la musicalité, tu peux écouter l’album sans comprendre le français et kiffer quand même.”
“Le temps n’existe pas, pas de pression. L’atmosphère c’est ma maison” rappe Peet sur le doux “Graham“. Si les textes ne sont pas à ignorer, qu’il s’agisse de délires gangsters comme “Helly Hansen” ou “M10” ou de réflexions plus profondes comme “Ipop” qui raconte l’air de rien la vie d’un rappeur belge, c’est le ressenti qui domine, encore davantage que sur le précédent album. “Il y a plus de chants. Il y a une identité plus affirmée, on a compris ce qu’on aimait, ce qu’on représente et vers quoi on veut aller. C’est à dire: vraiment faire de la musique, toucher les gens avec chacun des morceaux et proposer un truc hyper qualitatif. Mais en restant dans un délire où on touche à énormément de styles différents. Ce qui nous importe, c’est de nous ouvrir. Rester dans un style, c’est chiant, tu t’ennuies très vite. Alors que quand tu vas à gauche à droite, que tu cherches dans des influences funk, jazz, soul, hip-hop, trap ou tout ce que tu veux, ça te porte. C’est vraiment ce truc de ne jamais se fermer. On est tellement dans la recherche d’autres choses que je ne peux même pas avoir peur que des gens disent ouais vous êtes comme ça… on ne s’arrêtera jamais de changer. Par contre, on aura beau choisir différents types de prods, on a notre patte. Et les gens la reconnaissent. Il y a un truc qui est bien identifiable, une empreinte.”
Si les prods sont différentes, les voix aussi se maquillent, pour des interludes, des inserts humoristiques, et des intro/outro du même acabit. Une structure très classique à laquelle tient le groupe, l’album étant à écouter de préférence dans le bon ordre. Les flows aussi s’adaptent. Et changent même totalement au sein d’un seul morceau, dans le cas de Félé Flingue. “Je travaille beaucoup sur la voix, je suis tout le temps dans la recherche. Je n’ai aucune confiance, je veux toujours aller voir autre part… découvrir, découvrir, découvrir. Je n’aime pas me sentir installé ou bloqué. C’est positif mais c’est vrai que quand je m’écoute, je me dis parfois qu’un mec qui va nous écouter pour la première fois va se dire qu’il y a six MCs différents,” avoue en riant le rappeur.
Du numéro 77 à l’armée de bawlers
Entre les prods changeantes et les flows opposés de Peet et Félé, la cohésion paraît pourtant naturelle et surtout, le charme opère. Une osmose construite au sein d’une même maison, où est né le groupe avec l’emménagement en 2015. Peet et Morgan, amis d’enfance qui formaient Alma One il y a quelques années et auteur d’un EP en solo pour le premier, associés à l’ancien Or Du Commun Félé Flingue (et cousin de Swing). Sous la gestion de Rayan, le producteur et membre à part entière. Blu Samu est sous le même toit, sans parler des colocataires de passage. Et des animaux. Outre le chien déjà évoqué, un chat très présent, Mr Table. Et d’autres avant lui, échappés (“Je me demande où est Bernard…”, se murmure Peet à lui-même quand le sujet est évoqué). Une Playstation pour jouer au skate ou à GTA, sur projecteur parce que “putain mais mec, les personnages sont à taille humaine! Tout est mieux sur projecteur!” Et surtout, un studio à la cave. “Du fait qu’on habite ensemble, découle déjà toute cette optique bawler, cette façon de pensée qui est omniprésente dans tout ce qu’on fait. Et puis les humeurs et la vie de chacun, les inspirations qui se mélangent, ça crée ce beau petit 77.” Même si le propriétaire est assez cool et les voisins coopératifs malgré une pendaison de crémaillère un peu trop festive, un déménagement n’est pas exclu, vers des espaces plus grands. “Et puis à 6, 7 dans la maison, on souffre et la maison aussi.” Mais toujours ensemble, la bromance qui lie ces “casaniers” étant palpable dans leurs chansons, les réseaux sociaux ou la vraie vie.
Un troisième album est déjà bien avancé. De quoi grossir les rangs de l’armée de bawlers, leur “rêve”. “Il y a des mecs, on dirait qu’ils ont mieux compris le concept que nous. C’est des jeunes en plus. Nous on a environ 25 ans mais ceux de 19, 20, ils sont à fond YEAH BAWLERS et c’est super kiffant, c’est que du love. Quand tu vois des types avec des lunettes dans la salle de concert, tu te dis ok les mecs sont vraiment dans notre délire de bawlers. Quand on arrive sur scène, on a beau avoir des lunettes et faire les cons, on fait le taf, on donne 200% de nous-mêmes à chaque fois et les gens le ressentent. Récemment, on a joué devant un public plus pop. Il y avait un mec, il est resté tout le concert devant nous sans bouger, stoïque. Il avait des lunettes de bawler mais il ne le savait même pas. Il avait une longue queue de cheval, des lunettes de bawler transparentes et il nous regardait très attentivement, tout devant (rires). On se disait mais putain il se fait chier ou pas… mais si il se faisait chier il aurait été chercher une bière… Il était quand même curieux en fait. Il s’est peut-être dit qu’on dégageait un un truc, une énergie. Ça, c’est kiffant.”
“C’est sûr que certains doivent nous voir de loin et se dire mais c’est quoi ces types. Mais tu sais quoi, souvent ça va aussi avec hé ils sont marrants, je vais quand même aller voir ce qu’ils font.
Crédits photos: (dans l’ordre) Youtube, Sasha Vernaeve et Elie Carp