On a rencontré Valtónyc, le rappeur catalan en cavale
22 juillet 2018
Le 5 juillet dernier, le rappeur catalan en exil comparaissait devant la justice gantoise, qui décide de le laisser libre en attendant de trancher, d’ici une semaine, si il doit être rendu à la justice espagnole ou non. Quelle est l’histoire de Valtónyc? Comment un rappeur en arrive-t-il à risquer la prison et à fuir son pays pour des textes qu’il a écrit alors qu’il était à peine majeur ? Nous avons rencontré Valtónyc, il nous a raconté sa version des faits.
En 2012, alors âgé de 18 ans, Valtónyc est arrêté pour « injures à la couronne », « apologie du terrorisme » et « menaces de mort », suite à des paroles jugées trop violentes. Son morceau phare est alors No al Borbó (Non au Bourbon), dans lequel il s’en prend à la famille royale espagnole (« On ne peut pas choisir, on n’a aucune option, mais un jour on occupera Marivent [la résidence d’été de la famille Royale] avec une Kalachnikov »).
Le jugement tombe en 2017 : le rappeur est condamné à trois ans et demi de prison ferme. Valtónyc ne se résigne pas et décide de faire appel au Tribunal Suprême, la cour de dernière instance en Espagne. Là encore, la condamnation est maintenue. Mais alors que sa peine devait débuter le 25 mai dernier, deux jours avant d’être emprisonné, Valtónyc disparaît. La rumeur circule qu’il se cacherait à Bruxelles, comme le fit un certain Carles Puidgemont avant lui. Grâce à des contacts incroyaux – et aussi parce qu’il s’est rendu à la justice belge qui le laisse libre pour l’instant – nous l’avons rencontré, jeudi dernier, au café Labath à Gand.
L’interview se déroulera en espagnol, le rappeur avoue ne pas exceller en anglais, pas plus que nous en catalan d’ailleurs. Parce qu’on est des gens sympas, on a traduit tous les extraits en français. C’est cadeau.
Lorsque nous arrivons, Valtónyc apparaît serein et souriant. Il est habillé sobrement mais avec des vêtements de marque, et ses tatouages fournissent déjà quelques indices sur son passé : dessin de Kalachnikov sur le bras droit, la faucille et le marteau communistes sur le gauche. Nous nous installons à une table, prêts à entendre son histoire.
Wanted depuis le début
Valtónyc nous raconte qu’il est originaire de Mallorca, la plus grande des Îles Baléares, archipel méditerranéen. C’est suivant sa première arrestation que le chef de la police de Mallorca envoie son cas à l’Audience Nationale d’Espagne. Ce dernier considère que Valtónyc fait l’apologie du terrorisme au travers des groupes ETA et GRAPO. Selon le rappeur, ces deux groupes de résistance terroriste sont des justifications récurrentes pour expliquer la censure des artistes en Espagne. Comme ces groupes ont mauvaise réputation auprès de l’opinion publique, y faire référence s’inscrit dans une stratégie politique plus large, visant à réduire l’opposition. S’il fait effectivement référence aux GRAPO (Groupes de résistance antifasciste du premier octobre) dans ses morceaux, le rappeur se défend d’appuyer véritablement ces groupes, qui n’existeraient plus depuis longtemps. Mais il reconnaît ses erreurs : « Je ne suis pas un saint non plus. Je sais que j’ai dis des choses fortes, et appuyé des choses, par exemple des GRAPO. Mais pas comme ils le disent, comme si je voulais qu’ils reviennent».
Et Valtónyc n’est pas le seul à être condamné pour de tels faits, 16 autres rappeurs sont dans son cas et risquent la prison. S’il ne s’était pas enfui, Valtónyc aurait été le premier à purger sa peine. Selon lui, tout ce qui lui arrive s’inscrit dans une volonté de la justice espagnole de faire de son cas un exemple d’autorité. Ainsi, son traitement serait un message à la population, comme pour dire : « si tu critiques le Roi, si tu critiques les politiciens, si tu critiques l’Etat, alors il peut t’arriver la même chose qu’à lui ». Mais le rappeur va plus loin, et semble décrire une véritable censure de la part de l’Etat Espagnol : « Les gens en Espagne ne sont pas libres. Dans le sens où ça leur fait peur d’écrire une chanson, et les journalistes ont peur d’écrire un article. Il y a des journalistes qui ont des amendes ou qui risquent d’aller en prison pour l’avoir fait. ».
Valtónyc nous explique ensuite qu’en Espagne, si on adopte un comportement exemplaire en prison, on ne purge que la moitié de sa peine : « Ce qui se passe c’est que si j’avais demandé pardon, je n’aurais purgé qu’un an et demi de prison. Mais je ne veux pas demander pardon (…) étant perçu comme terroriste, je n’aurais pas pu profiter de ce privilège ». Aussi, il aurait dû être emprisonné à 700km de sa maison. Face à la dureté de la sentence, il a décidé de partir directement pour la Belgique.
En planque en Belgique
Il y restera caché pendant deux mois, d’abord à Bruxelles, ensuite à Gand. Quand on l’interroge sur la raison de ce déplacement, Valtónyc reste un peu mystérieux et nous dit, un sourire dans la voix : « Disons simplement qu’à Gand c’est mieux … ». La discussion adopte alors le ton de la rigolade « je préfère Gand, ici il y a de la plage ! ». On sent la souffrance du passage de l’île de Mallorca à notre grise (mais bien aimée) Belgique.
En attendant son jugement, Valtónyc mène une vie (presque) normale : il design des sites web en free-lance pour gagner sa vie, il a quelques amis avec qui il traîne, il va à la salle. Il se montre même assez enthousiaste : « Gand c’est cool en vrai, j’aime beaucoup. Il y a tout. Et tous les gens que je connais ici, des catalans, sont à Bruxelles». Si il avait choisi Bruxelles en premier lieu, c’est parce qu’elle est la capitale d’un pays qui l’arrangeait judiciairement : « dernièrement ils se sont mis en faveur des Droits de l’homme, et aussi parce que la critique du Roi ici s’inscrit dans un autre contexte, elle acquiert une forme différente (…) aussi, je savais qu’il y avait un réseau d’exilés. Et clairement ça c’est toujours mieux. C’est-à-dire qu’ils ont pu m’aider, si quelque chose ne va pas, où si j’ai besoin d’un conseil, ils ont déjà de l’expérience».
Paul Bekaert, qui a déjà défendu plusieurs espagnols accusés de terrorisme en fuite en Belgique et qui est actuellement l’avocat de Puidgemont, est aussi l’avocat de Valtónyc. Ils sont à présent dans les procédures de recours à la Cour Européenne des Droits de l’Homme contre l’Espagne. Cette requête réunit quatre acteurs différents (parmi lesquels Amnesty International), chose inédite dans l’histoire de la CEDH selon Valtónyc. Les résultats de cet appel ne tomberont pas avant deux ans. L’avantage d’aller en Cour Européenne, si Valtónyc obtient gain de cause, est que la justice espagnole se verra obligée d’abandonner les charges contre les autres rappeurs accusés et de les indemniser.
L’exil plutôt que la prison
Après avoir pesé le pour et le contre, c’est ce qui a poussé Valtónyc à choisir l’exil plutôt que la prison : « C’est aussi pour ça que je suis ici (…) pouvoir aider les autres ce serait génial ». Mais la décision de l’exil ne fut pas sans conséquences. En effet, elle a aussi ses travers : économiquement, elle est difficilement soutenable pour le rappeur (pour y remédier un système de donation a été mis en place). Ensuite, cette décision s’accompagne d’une série de doutes quant au futur de l’artiste : « Aussi le fait de ne pas savoir quand je pourrai revenir, peut-être 5 ans, et même quand je reviendrai ils pourront m’arrêter à nouveau et m’enfermer parce que j’ai des antécédents de m’être enfui ». Enfin, le choix de partir lui a fait perdre une bonne partie de son soutien : « Beaucoup de gens pensent que je suis un lâche. Clairement, beaucoup d’appui que j’avais, je l’ai perdu pour ça. Et par-dessus tout des gens issus de l’extrême gauche ».
Quand on l’interroge sur son futur, Valtónyc s’imagine rester en Belgique quelques années, durant lesquelles il espère trouver un travail stable et plus légèrement « une copine, avoir beaucoup d’amis ». Au cas où il ne resterait pas, Valtónyc se voit bien voyager en Amérique du Sud : Chili, Venezuela, Cuba. Si la simplicité de ses projets peut étonner, c’est que le rappeur n’a en fait jamais eu l’occasion de voyager. A son arrestation à 18 ans, le rappeur fut également privé de son passeport. Avant de fuir en Belgique, il n’était jamais sorti d’Espagne. « Je veux voir le monde. J’aime beaucoup l’Amérique du Sud parce que les gens sont très différents des européens ». S’il ne se plaint pas de sa vie en Belgique, Valtónyc ne peut s’empêcher de remarquer un certain manque de chaleur humaine : « Les Belges ne dansent pas ! (…) Moi je suis très différent, j’aime danser, sauter, (…) Ils sont froids, ils n’ont pas le sang chaud … J’aime bien être proche des gens, et ici ce n’est pas comme ça. Et je crois qu’en Amérique du Sud ils sont plus comme moi ».
Mais immédiatement Valtónyc nous rassure, les Belges ont aussi de bons côtés : « j’aime bien rester ici aussi. Ce que j’aime bien ici est que le travail est considéré différemment qu’en Espagne. En Espagne le travail est d’avantage perçu comme une forme d’esclavage. Ici c’est différent (…) Ici on vit bien ». Ouf, on a eu peur.
Et le rap dans tout ça ? Lorsque la discussion tourne autour du rap belge, Valtónyc avoue ne pas le connaître. De ce qu’il en a perçu, il en fut pour le moins étonné : « ils sont tous trappeurs ! ». La trap, dont il considère Drake comme le précurseur, est ce qui a permis la rentabilisation du rap en Europe selon lui : « Je me rends compte que la trap correspond à la commercialisation du hip-hop, qu’ils ont beaucoup d’écoutes, de concerts, et ils font beaucoup d’argent. Et ça, avant, c’était impensable ». Le rapport paradoxal du rap au capitalisme est-il un problème pour un rappeur communiste ? Pas forcément : « ce sont les contradictions de la vie ».
Un coco en Ralph Lo’ et croco
Comme Caballero, Valtónyc est un grand fan de Ralph Lauren, et comme Roméo Elvis, il voue un amour profond à Lacoste : « moi aussi je déteste le capitalisme et pourtant j’aime beaucoup les marques. Je porte tout le temps des marques. Ralph Lauren, Lacoste, j’aime beaucoup ». Cet amour pour la marque au croco relève d’un héritage familial : son père était déjà un grand fan de Lacoste. Et Ralph Lauren ? Valtónyc rigole : « mais elles sont belles les fringues de Ralph Lauren ! ». On ne va pas le contredire.
S’il s’exprime sur la trap comme quelqu’un qui en serait extérieur, c’est que Valtónyc caractérise sa musique comme un rap boombap, mais pas seulement : ses morceaux sont également combatifs et revendicateurs. D’ailleurs, ses influences sont loin de se limiter au rap, voguant de Minnie Riperton et Miles Davis à Quique Gonzalez et Paco de Lucia. Pour le rappeur, la musique est un moyen de conscientisation sociale, plus efficace que la politique : « j’aime beaucoup cette phrase qui dit que l’art doit être un marteau pour façonner la réalité ». C’est un autre paradoxe que Valtónyc assume : alors qu’il ne cesse de critiquer la politique (politicienne), il se présente lui-même comme un rappeur profondément politisé : « Je n’aime pas la politique et je passe mon temps avec des politiciens, je parle tout le temps de politique!».
Malgré cela, Valtónyc martèle qu’il ne veut pas apparaître comme le leader que certains journaux font de lui, répétant des tweets qu’il publient quand ce ne sont, de son propre aveu, que des bêtises. Il nous explique simplement revendiquer sa liberté d’opinion, de création, et d’expression, comme n’importe qui d’autre pourrait le faire. C’est ce message que l’ont retrouve dans la reprise du morceau Bella Ciao, en collaboration avec les chanteuses italiennes de Alègria è Liberta.
En dépit de ce que cette liberté d’expression lui a déjà coûté, Valtónyc continue de se battre pour sa cause « Je vais continuer (…) ils veulent me donner en exemple de leur autorité. Moi je fais un retour à l’envoyeur en devenant un exemple de désobéissance (…) Si je souffre de la répression ou si je souffre de la censure, je vais parler encore plus, et c’est ce que tout le monde devrait faire, parce que l’évolution vient de la désobéissance ».
S’il considère la liberté d’expression comme un droit fondamental en perdition, il souligne qu’elle ne doit pas être sans limites. En ce sens, le rappeur distingue deux groupes dans la société : ceux qui oppressent, et ceux qui subissent cette oppression. Il conteste ainsi ceux qui interprètent ses propos comme une injonction à insulter tout et tout le monde.
Une liberté surveillée
C’est à ce moment-là que Valtónyc a mobilisé une métaphore féministe pour expliquer son propos, et ça, c’est vraiment chouette : « En Espagne il y a ce débat avec moi, des gens disent ‘ah puisqu’il parle d’attaquer des policiers, alors on va attaquer les femmes, les homosexuels, les noirs, etc.’ mais ce n’est pas la même chose! Ce n’est pas la même chose d’attaquer un opprimé que d’attaquer un oppresseur. L’année passé, 70 femmes ont été tuées en Espagne par des hommes. Ça veut dire qu’on a besoin d’un changement radical. Et un changement radical signifie partir d’en bas, de la base. Et si ça veut dire qu’il faut mettre des limites à la musique parce qu’elle attaque les femmes, alors il faut le faire. Par exemple il y a aussi des blagues sur les femmes qui perpétuent ces attitudes normalisées, ou encore la culture du viol dans la pornographie. Des choses comme ça ne sont pas comparables. On ne peut pas comparer le fait d’attaquer une personne qui souffre d’une oppression, comme par exemple la communauté homosexuelle, ou transgenre ». Les limites à imposer à la création s’étendent donc bien au-delà de la musique, pour toucher à tous les aspects de la société et enrayer la discrimination de communautés déjà opprimées. Il conclut : « un policier n’a pas peur de rentrer seul chez lui le soir, une femme ou une personne transgenre, si. »
Reste que, selon le rappeur, son histoire est le signe d’un retour en arrière pour la démocratie espagnole. « Dans les années 80-90, la scène punk disait des choses bien plus explicites et directes que ce que je dis aujourd’hui… ». Selon lui, la pire conséquence s’incarne dans les répercussions sur le processus créatif des artistes : l’auto-censure : « parce que j’aime l’art, j’aime la musique. Et la musique que je n’aime pas, j’aime qu’on puisse la faire ». Qu’un artiste, quel qu’il soit, se refrène dans son expression relève de l’insoutenable pour Valtónyc.
C’est à la fin du morceau He comprendido (J’ai compris en français), dont le clip est sorti le 2 juillet dernier, qu’il exprime ce mélange non dénué d’humour entre provocation et respect des communautés opprimées.
« Je voudrais m’excuser pour la façon dont j’ai pu utiliser des expressions machistes. Je voulais seulement m’attaquer à certaines femmes pour leur condition idéologique ou de classe et non parce qu’elles sont des femmes, je m’en excuse. Je voudrais aussi m’excuser auprès des rats et des porcs que j’ai comparés à des figures politiques, même les rats et les porcs ne s’abaissent pas à un tel niveau. »
Bim.
Jeanne Mouffe
(Crédits photo: David Baatzsch)