Joe Lucazz, vivre vite et mourir le plus tard possible
22 octobre 2018
Peu d’artistes incarnent une ville comme Joe Lucazz incarne Paris la nuit. Après avoir ridé avec lui, avec la sortie de son troisième projet de l’année 2018 (« Carbone 14 ») on s’est dit que c’était l’occasion parfaite de dresser son portrait.
“- Salut Joe !“
Se balader dans les rues parisiennes aux côtés de Joe Lucazz est une expérience hors du commun. Dans les coins où il a ses habitudes, un badaud le reconnaît et le salue tous les dix mètres. La réplique est immanquablement la même :
“- Ouais mimille !”
Le gimmick est invariable, mais l’attitude qui l’accompagne en dit long sur les amitiés et inimitiés qu’entretient Joe dans ses rues : selon le profil rencontré, on passe de l’accolade chaleureuse au regard noir. S’il met un point d’honneur à tenir intacte sa réputation de garçon poli et respectueux, il a depuis longtemps fait l’impasse sur toute forme d’hypocrisie. Joe est une figure parisienne dans toute sa splendeur, une “personnification de Paris la nuit, ivre” avec tout ce que cette description implique de bon et de moins bon, et avec toute la démesure inhérente à cette ville qui fait cohabiter soirées mondaines et crack-houses sur la même rive. Ou comme il le formule dans Réverbère, premier extrait de Carbone 14, “les bonnes actions inscrites sur du sable, et les mauvaises inscrites sur du marbre”.
“- Tiens mon frère, c’est mon dernier album, j’espère que tu l’écouteras.”
Joe distribue ses disques comme il a pu distribuer, dans une autre vie, les sachets blancs destinés à une jeunesse dorée parisienne en manque de sensations fortes, aux âmes damnées de la capitale en quête d’autodestruction, aux starlettes du cinéma tombées dedans pour justifier le cliché, ou aux bons pères de famille cherchant à s’évader de responsabilités familiales trop pesantes -vous seriez surpris devant la diversité sociale de la clientèle d’un dealer de coke.
“- Quoi, Joe, mais tu fais de la musique ? Ça fait dix ans que je te connais et je l’apprends aujourd’hui ! C’est un bel objet, Joe, tu peux être fier.”
Mais Joe n’en retire pas une grande fierté. La preuve, il ne prend pas une seconde la peine de partager aux passagers de son quotidien les articles de presse, fort élogieux à l’égard de ses disques, les interviews, les clips, et tout ce qui témoigne de sa réussite en tant qu’artiste : “Pour certains qu’un petit con, pour d’autres un grand lyriciste”, confesse Joe dans Royaume, conscient de renvoyer une image contrastée selon le contexte dans lequel on le rencontre. Comme d’autres avant lui, il doit jongler entre un Docteur Joe et un Mister Lucazzi, sans que l’on ne sache jamais vraiment lequel prend le pas sur l’autre.
La quarantaine passée, Joe Lucazz semble pouvoir enfin laisser sa créativité s’exprimer pleinement : après une grosse décennie à bâtir fébrilement une discographie inégale, il a publié trois disques en dix mois, un rythme que personne, parmi ses plus grands fans, n’aurait osé fantasmer. Parmi les causes de cette frénésie nouvelle, sa prise en main par Jambaar Muzik, label bordelais, semble l’avoir détaché de certains des poids qui ont pu peser sur sa productivité ces dernières années.
Mettre des mots sur ses blessures
Que ce soit de son propre fait -vie de rue qui prend le dessus sur l’artistique, absence forcées- ou par la faute de structures inadaptées, Joe n’avait jamais pu se concentrer pleinement sur ce pour quoi il est fait : écrire et raconter ce qu’abritent les arcanes de son subconscient et des rues parisiennes, mettre des mots sur ses blessures, sur les souffrances endurées par le peuple noir sur notre continent, dans l’hémisphère Sud ou à l’Ouest de l’Atlantique, mais aussi évoquer la douceur du froissement d’une liasse de billets qu’on recompte au ralenti, ou les contradictions pesantes entre son mode de vie et sa foi.
Loin de faire perdre en cohérence, toutes ces contradictions s’emboîtent au contraire pour composer le puzzle complexe qu’est l’homme Joe, et le rappeur Lucazzi. “Lucazz est sympa, c’est vrai. Mais Joe est dur, trop dur avec l’adversaire”. Dur également avec lui-même, puisqu’au delà de la salve de fleurs que la critique envoie au rappeur à chaque nouvelle publication, l’homme est conscient de ses limites, de sa condition, et de ce qui le nourrit : “un brin de folie, un brin de poésie et quelques grammes”. Malgré tout, il le répète à longueur de morceau, à longueur d’album, à longueur de conversation en terrasse : en-dessous de lui, il n’y a personne, et au-dessus de lui, il n’y a que Dieu. Le Seul dont il craint la colère, Le Seul qu’il remercie d’être encore en vie : “pendant qu’la critique crie au génie, j’suis vivant, Dieu merci”.
Pas d’espoir de mourir vieux
Son visage de quarantenaire, son corps de “Christopher Wallace en mode maigre”, il n’aurait ainsi jamais cru pouvoir le fixer un jour devant le miroir, lui qui ne se voyait même pas passer la trentaine. Le destin en a voulu autrement, et la ruse de Joe n’y est certainement pas étrangère, lui qui a toujours un ou deux coups d’avance sur ses ennuis, ses ennemis et la brigade des stups, avec un alibi prêt-à-l’emploi infaillible : “Toujours une milf pour témoigner en ma faveur”. Un véritable septième sens, nourri par une longue expérience des coups fourrés et de la trahison, et porté par une fringale de billets violets jamais rassasiée. A vivre le tout comme s’il n’y avait ni lendemain ni espoir de mourir vieux, Lucazzi a toute sa vie été confronté au risque de perdre définitivement, de perdre toute chance de se relever face à une énième épreuve. Une fois de plus, Joe le malicieux a la réponse à tout, et dans son sac d’illusionniste, c’est une belle surprise qui attend le faux-frère : “Pour maintenir mon équilibre, j’ai deux flingues identiques”.
S’il est facile de situer géographiquement Joe Lucazz, ses attaches parisiennes constituant le véritable fil rouge de ses derniers projets, il est extrêmement difficile de situer le rappeur dans une époque, tant sa musique oscille entre les influences soul héritées des années 70 et l’instantanéité de ses récits, entre l’esthétique de The Deuce et les corners de The Wire, entre les références aux rôles de Lino Ventura et l’intemporalité de la production de Pandemik Muzik.
Longue vie
“Pris entre futur et nostalgie, j’suis qu’une créature hybride” : plus si jeune, pas encore vieux, “mi-rookie, mi-vétéran”, Joe est un homme entre deux âges qui s’assume, refuse de pleurer le passé, rejette le jeunisme, et construit sur ce que les années lui ont appris, sur ce que l’accumulation de belles oeuvres et de drames fâcheux ont laissé comme traces dans sa caboche. Les troquets sont devenus des repères de bobos, les étudiantes pleines d’avenir sont devenues des camées à la peau usée, les blessures vives sont devenues cicatrices indélébiles. Parfois, on ne sait pas trop si la liasse à moitié pleine ou à moitié vide, comme quand Joe clame “mes chaînes d’esclave devenues mon bling, j’me suis vu mourir”. Quoi qu’il en soit, le parcours de Joe reflète aussi du positif : celui qui ne se voyait pas passer la trentaine a soufflé ses 42 bougies en octobre, celui qu’on ne voyait pas sortir plus d’un projet par quinquennat a publié trois disques cette année. Longue vie à Joe, longue vie à Lucazzi.
(Crédits photo: slice of pie, Joe Lucazz et Linda Chasserieau pour la super photo en noir et blanc)