Youv Dee et la science du banger
17 janvier 2019
Léo Chaix
Dans One Piece, les Supernova sont onze pirates qui représentent la “relève” de la piraterie mondiale. Ils sont ambitieux, talentueux, jeunes et redéfinissent complètement les règles et les rapports de force dans l’ordre mondiale établi jusque là dans le manga. Parmi eux, Luffy, figure de proue de cette génération et héros principal du manga. Si Youv Dee fait trente centimètres de plus que notre ami japonais, parcourt la France plutôt que les océans, et casse des freestyles plutôt que des gueules avec son poing élastique, force est de constater que l’état d’esprit est le même. Voyage en terres de bangers avec le plus digne représentant d’un probable futur du rap français.
Fidèle à sa réputation, Youv débarque en tenue de gala : manteau camouflage gris, combi intégrale Gucci, sac bandoulière de la même marque et grosses pompes à la Marylin Manson. Derrière son accoutrement tape-à-l’oeil, l’homme qui passe autant inaperçu qu’un touriste allemand en tribu amazonienne cache une richesse de caractère et un calme que beaucoup devraient lui envier. Généreux et tout à fait conscient du travail réalisé, et de celui qu’il reste à accomplir, il se livre, entre références à One Piece, aux Rap Contenders et à sa “vie d’avant”.
En tant que grand fan de One Piece moi-même, je suis obligé de commencer par là : est-ce qu’on doit s’attendre à un projet par power up de Luffy ? Il manque le Gear Fourth pour l’instant…
Ouais ! C’est comme ça que ça s’annonce (rires). Après je pense que le Gear 4 du manga va tout englober… Quand tu vois, le Snake Man, le Bound Man c’est juste plusieurs formes différentes du 4, je suis pas sûr qu’il fasse un Gear 5. Enfin si après Oda est amené à développer d’autres Gear, ou de différents power-up, je sortirai d’autres projets. Mais je pense sortir un album avant quand même, et je repartirai dans mes délires de One Piece après.
De toute façon, j’ai toujours su que j’allais faire ça, dans cette logique. Tu vois Gear 2 c’était mon premier projet solo, c’était une façon de passer la vitesse, de montrer aux gens que j’arrivais sérieusement. Alors que Gear 3 c’était plus pour montrer que j’étais capable de pousser mon délire encore plus loin.
Gear 3 est plus banger j’ai trouvé que le précédent projet. Plus agressif.
J’ai essayé de développer les axes que j’avais déjà commencé à explorer sur Gear 2 quoi. Mais tu connais… Au début, tu commences, tu tâtonnes, tu ne sais pas trop où tu veux aller, et puis petit à petit tu te trouves, tu comprends de plus en plus ce vers quoi tu aspirer et ce que tu as envie de créer. Même si c’est naze ce que tu fais au début, ce n’est pas grave. Et sur Gear 3 je me suis autorisé de faire des choses que je n’avais pas tentées avant.
Et en réécoutant tes anciens projets à l’heure actuelle, tu es critique envers toi-même sur ce que tu aurais pu faire mieux, tu remarques des défauts que tu ne referais plus aujourd’hui ?
Oui forcément. Mais ces justesses, elles font partie du jeu. Quand on a commencé, on a très rapidement sorti nos premiers tracks. Même si c’était bâclé, jamais je me suis dit que je regrettais, ou que je n’aurai pas dû. Ca fait partie de ma construction en tant qu’artiste, et c’est normal d’être passé par ces phases là avant d’en arriver à un niveau qui me satisfait pleinement. Quand je vois des mecs comme Lomepal, avec son premier son A la trappe sur les toits avec Nekfeu, je sais qu’il en est peu fier mais en vrai, on s’en fout, c’est génial de voir l’évolution des gens et leur niveau qui augmente. Je le vois chez moi, donc je suis content.
Surtout que si t’avais été satisfait dès le début, ça aurait été beaucoup moins challengeant pour la suite…
De ouf. J’aurai le même raisonnement dans cinq ans sur mes productions actuelles. Même si je serai toujours reconnaissant envers mes efforts, et toujours fier de ce que je fais, je sais que dans quelques temps, quand j’aurai step up et passé encore un autre cap, j’écouterai Gear 2 et Gear 3 en rigolant un peu quoi. Sur la manière de prononcer les trucs, sur ma façon de rapper… Parce que j’essaye d’être en progression constante.
Cet « amour du banger » pour employer un gros mot, d’où est-ce qu’il vient ? Parce que je trouve que sur Gear 3 tu as poussé encore plus loin ce délire, que ce soit sur Bendo, Beaucoup ou sur Ok Hey ! Et même, en concert, c’est un bordel fou. Je vous avais vu au Trabendo pour la soirée des 10 ans de Benibla, c’était un grand moment. Tu réfléchis tes morceaux pour la scène avant tout ?
J’ai vite capté que la musique actuelle, et le rap en particulier, évoluait vers quelque chose de plus agressif, de plus hardcore que le boom bap qui m’a bercé. Du coup je n’ai pas voulu m’enfermer dans quelque chose qui se mourait plus ou moins. En plus de ça, quand tu fais du son, au début t’es content que ça enjaille tes potes, mais si tu veux step up et enjailler tout le monde, il faut que tu te lances là dedans un peu.
Mais ça me fait plaisir que tu trouves le projet Gear 3 assez banger, vu que le point que mes plus fervents fanatiques de banger ont pas apprécié, c’est que j’en fasse pas assez, parce qu’il y a pas mal de morceaux un peu plus musicaux, mais qui, je trouve, n’enlèvent rien au côté banger de la musique.
Et de toute façon, je trouve que mêmes tes morceaux un peu plus musicaux, tu te débrouilles pour les rendre bangers que ce soit pas ton attitude, ta posture, l’augmentation des basses sur scène… Y’a une esthétique banger dans tout ce que tu fais.
Je pense qu’il y a ce ressenti car j’ai beaucoup de mal avec les mélodies lentes sur ce projet. J’ai toujours rappé sur des tempos rapides. Là sur Gear 3 c’est la première fois que je tente des 120 BPM, des 140, des trucs plus calmes quoi. Mais quoi qu’il arrive, j’ai besoin de trouver une énergie et une dynamique assez rapide, même si le rythme est lent.
Tu appartiens à la première génération qui cite Alpha Wann à la place de Dany Dan. Les mecs que tu écoutais beaucoup, de l’équipe 1995, L’Entourage etc. c’était beaucoup plus des rappeurs freestyles et studios, que scène. Ce n’était pas des rappeurs à bangers…
Ouais c’était une ambiance old school, même pendant les open mic, c’était à l’ancienne, des mouvements de bras en l’air comme on en voit plus depuis (rires). Mais après j’ai bougé en Suisse, en Belgique, et j’ai vu ce à quoi ressemblerait l’ambiance dans laquelle j’allais évoluer en tant qu’artiste si je me lançais maintenant. Donc évidemment je me suis engouffré dans cette vibe là plutôt qu’une qui était vouée à disparaître plus ou moins… ou avec laquelle je ne pourrai en tout cas jamais aller très loin.
Moi je kiffe le rock en vrai tu vois, je suis à fond là-dedans, donc j’ai envie de foutre le boxon sur scène ! Mais toute la scène actuelle se réclame beaucoup de cet héritage rock, surtout en Belgique. Roméo en est un très bon exemple. Perso le rock, pour moi c’est ultra mythique, c’est arrivé avant nous, avant qu’on se mette à la musique, et puis c’était partout. Ne serait-ce que dans les mangas : si t’es un gars qui a tué les anime, tu te rends compte que 90% des openings, c’était que du rock. Du rock en japonais, mais y’a même des fois où ils prenaient des sons américains pour leur BO ! Y’a masse de mangas qui ont été influencés par cette esthétique, comme Jojo’s Bizarre Advenures par exemple… Y’a quand même un personnage qui s’appelle Polnareff là dedans !
Y’a un truc de fou avec les mangas, et One Piece est le plus révélateur là dedans, c’est de voir à quel point ils utilisent la culture japonaise comme prétexte pour explorer tout plein d’univers différents… En vrai dans One Piece, l’univers pirate, on s’en fout ! C’est juste une façon de parler de tous plein de pans de la culture, d’aborder des thèmes tous plus différents les uns que les autres. Y’a l’Egypte ancienne, les services d’espionnage, les groupes de lobbys occultes, les tea party anglaises… C’est fou.
A fond. Et je trouve que dans les jeux vidéo y’a ça un petit peu, notamment avec Fortnite aujourd’hui. Ils ont grave pris cette recette. Je suis complètement d’accord avec toi là-dessus.
Tu as une grosse culture rap ?
Plus ricaine que française. J’ai eu Booba, la Sexion, mais sinon pas tant que ça. L’Entourage beaucoup, Stromaé m’a piqué aussi, mais c’est un peu tout.
Est-ce que tu complexes d’être rappeur mais de ne pas avoir cette culture, cet héritage rap français ? C’est une génération que j’affilie aux Supernovas de One Piece : des mecs qui débarquent et changent les règles en obligeant tout le monde à s’y soustraire.
C’est exactement ça (rires). Mais non, on a nos propres classiques. On a tellement eu Internet, qu’on ne peut pas se fixer sur un seul truc. Perso, je suis curieux, j’essaye au maximum de m’intéresser à plein de choses différentes, et Internet aide beaucoup dans ce sens là. J’ai envie de découvrir plein de choses. Mais non je ne complexe pas par rapport à ça, chacun sa culture, chacun ses événements. Nous on a eu Rap Contenders ! C’est gros quand même ça (rires).
Dans ton interview sur La Sauce tu expliquais que tu t’identifiais beaucoup à Luffy. Mais j’ai l’impression qu’il y a quand même une grande différence entre vous deux, c’est que Luffy part seul, même si il rencontre rapidement Zoro et Nami. Toi tu avais tes Mugiwara un peu dès le début non ?
Si je m’identifie vraiment à One Piece, et notamment Luffy, c’est parce que c’est réellement mon histoire. J’étais chez moi, tout seul à Sarcelles, j’avais personne avec qui rapper. Enfin si, deux potes avec lesquels je suis toujours proche aujourd’hui, mais c’était pas mon équipe avec lesquels je faisais du vrai son. Donc on est parti de là-bas pour venir ici, c’était notre premier voyage, comme quand Luffy part en barque de Fushia Town. C’est ici qu’ont commencé les « recrutements ». Ca c’est réellement passé comme ça ! J’ai vu Swan, Assy aussi, Arsn c’est mon gars… Arsn c’est mon Zoro, il est trop fort. Swan c’est Robin, y’a que lui qui peut déchiffrer les ponéglyphes. C’est une meuf mais bon (rires). C’est le plus technique, c’est le plus fort.
Et dans l’histoire c’est toi Luffy alors ?
Je crois bien hein (rires). Surtout que c’est sain, je trouve, comme identification. C’est un personnage bienveillant, qui ne cherche qu’à progresser, tout le temps, sans arrêt. Il a un objectif pour lequel il se bat pendant des années, entouré de ses amis proches qu’il protège. C’est beau, et c’est pur. Aujourd’hui, je suis fier de valoir 5 000 euros et de me pavaner alors que je pouvais pas acheter un paquet de clopes il y a quelques années. Et ceci, je ne le dois qu’à moi et à mon travail.
C’est qui ton Barbe Noire ?
J’en n’ai pas encore hein, y’a personne là… Pas de némésis connu. Beaucoup voudraient l’être mais pour l’instant y’a pas de galère. J’ai pas encore trouvé mon Rohff. Pour l’instant on a que l’équipage et la flotte, on a pris la mer et on n’a pas encore rencontré d’équipages ennemis mais ça viendra. C’est la rançon de la gloire.
Mais tu vois moi je suis bienveillant, c’est pour ça aussi que je m’identifie à Luffy. Je suis gentil avec tout le monde, je donne de la force, je viens pas chercher quelque chose. Je ne suis pas en attente. Je provoque les choses par moi-même grâce à mon travail et mon abnégation, c’est tout. C’est aussi ça, le fait de ne rien devoir à personne. C’est juste moi et mes couilles tu vois.
Alors comment ça se fait que c’est toi qui fonctionne parmi toutes les autres couilles de Paris qui cherchent à percer ?
Je pense que la mentalité joue beaucoup. J’analyse beaucoup ce qui se passe autour de moi, et je ne suis fermé à rien. Je suis moi-même, à 100%, fidèle à mes idées. Donc je pense que ça joue beaucoup. Avec le groupe, on a le même mindset depuis le début : le but du jeu, c’est de toujours faire mieux. Et ce en travaillant. Je pense que c’est également ça qui fait qu’aujourd’hui y’a un peu de bruit autour de nous. On est dans une optique de musique, d’apprendre les rudiments de l’industrie, la façon de travailler et de se positionner. J’interviens et je suis impliqué dans tout le processus de création de ma musique, j’arrive à identifier les composantes d’une prod, les bases du mix et mastering… Alors que de base tout ça c’est très abstrait pour moi. C’est un univers passionnant que je découvre tous les jours et que j’ai envie d’approfondir encore plus.
Tu te vois où dans 10 ans ?
Je me vois être arrivé à changer ce truc, changer les schémas établis. Y’a trop de schémas dans cette industrie : le rappeur de la street, le tube de l’été, l’univers de l’artiste… J’ai envie de changer ça, de faire un truc personnel qui me ressemble, essayer de changer les règles. Je suis trop curieux, je cherche tout le temps les petits rappeurs, les nouvelles scènes, les nouvelles tendances, voir ce qui se fait… Mon ambition c’est d’arriver à un stade où les gens auront pleinement reconnu mon boulot, et où je suis bien. Ma famille aussi. En vrai, tout ce qu’on fait c’est pour se mettre à l’abri, nous et notre famille. C’est tout, c’est le plus important.
Après Tengo John et Nelick, Youv Dee est le 3e Rookie 2019 à l’honneur sur Check ! Il sera en concert partout en France (et en Belgique), les dates sont dispos sur son insta.
(Crédits photos: ivry.zoo)