Fianso et le rap français: fédérer pour mieux régner – Check

Fianso et le rap français: fédérer pour mieux régner

19 novembre 2018

Léo Chaix

Alpha 5.20, Kaaris, La Fouine, Rohff, Sinik, JoeyStarr, Maître Gims … Quels sont leurs deux points communs ? Premièrement, ils ont tous été, à un moment ou à un autre de leur carrière, en clash avec Booba. Et deuxièmement, ils sont tous liés de près ou de loin à Fianso. Alpha 5.20, JoeyStarr et Kaaris apparaissent sur l’album 93 Empire, Gims a invité Fianso sur son album Ceinture Noire, avant de réitérer l’opération sur Arafricain, La Fouine et Sinik sont « rentrés dans le cercle », Rohff a déjà travaillé sur plusieurs sons avec Tefa, le producteur de Sofiane (au même titre que Kaaris et Sinik à une époque, d’ailleurs), et à l’heure où on écrit ces lignes, Kaaris invite Rohff sur le remix de son morceau Livraison pour la sortie d’Or Noir part. 3. Alors est-ce que le Rap français est devenu une grande famille, avec Fianso dans le rôle du tonton rassembleur ? On essaye d’y voir plus clair.

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Si pendant longtemps l’hégémonie de Booba était incontestable, et la crainte qu’il inspirait chez de nombreux rappeurs presque palpable, le rappeur devenant peu à peu le « mec qu’il vaut mieux avoir avec soi que contre soi », un contre-pouvoir émerge depuis quelques temps. Ce contre-pouvoir est incarné par deux figures emblématiques du rap français, Tefa et Fianso.

Le premier est producteur (Kery James, Diam’s, Sinik, Sniper, Vald, Sofiane, Rohff, Lino, Chilla, La Clinique…) et œuvre dans le rap français depuis plus de 25 ans. La deuxième traîne depuis de très nombreuses années son ego et ses ambitions dans les backstages du milieu. Longtemps à l’ombre du show bizness, mais toujours présent là où il le fallait en s’incrustant où il le pouvait, il fait (enfin) parler de lui depuis quelques années, notamment avec sa série de freestyles #JeSuisPasséChezSo, où le grand public a rencontré un Sofiane au regard déterminé et plein de niaque.




Comme il l’explique dans une passionnante interview accordée au Red Bulletin, son ambition dépasse très largement les seuls carcans musicaux de la discipline.

Dans un état d’esprit rassembleur, il choisit la stratégie de fédérer pour mieux régner : union des quartiers (seul rappeur parisien a avoir été accepté au quartier de la Castellane à Marseille pour tourner un clip), ponts entre les cultures (rappelons qu’il a joué Gatsby au très réputé festival de théâtre d’Avignon, qu’il a fait une conférence à Sciences Po, qu’il est plusieurs fois intervenu chez France Inter ou France Culture), réunification de plusieurs générations de rappeurs et de styles musicaux (sur son projet 93 Empire, on peut croiser JoeyStarr, Kool Shen, Mac Tyer, Busta Flex et Alpha 5.20 comme Vald, Kalash Criminel, Vegedream ou Heuss l’Enfoiré), connaissance parfaite du business de la musique (comme en témoignent la présence de plusieurs acteurs du business musical français dans ses émissions « Rentre dans le Cercle »)… Fianso est partout, et surtout, en clash avec personne – même si on ne le retrouve jamais à côté de certains rappeurs, notamment affiliés au 92i.

La stratégie de Booba, fondée sur la maxime grecque « diviser pour mieux régner », a payé un temps. De chaque combat, l’ourson sortait gagnant. Comprendre totalement des codes du genre, s’inspirer du modèle de carrière des grands artistes américains, nourrir la puissance par la puissance… Le Prince de Machiavel intime aux grands stratèges d’obtenir un équilibre parfait entre amour et crainte. C’est ce qui a fait la force de Booba : susciter assez d’intérêt et de puissance pour que l’on ait envie de se rapprocher de lui ; mais ne jamais montrer de faiblesses quant à sa place sur le trône. Résultat ? Une équipe extrêmement protégée, structurée de manière verticale autour d’une tête (Booba), avec des artistes tous identifiés grâce à un style personnel et très différents les uns des autres. Mais gare à celui qui contesterait, d’une manière ou d’une autre, la place de Booba au sein de l’industrie : dès qu’un de ses petits commence à devenir trop gros, il s’en sépare (belek Maes, déconne pas). Et si le règne de celui qui a écrasé toute concurrence pendant plus de quinze années prenait fin, au profit d’une nouvelle génération menée par Fianso et sa stratégie fédératrice ?




C’est intéressant de voir à quel point il existe aujourd’hui un réel clivage entre les plus grands vendeurs de rap français. En effet, à part certains pirates solitaires – OrelSan, SCH, BigFlo & Oli… et plus récemment: Damso – la majorité appartient à l’un des deux clans. Booba, Benash, Niska, Siboy et compagnie se situent du côté nwaar du drapeau, alors qu’Hornet le Frappe, Ninho, Jul (avec qui Sofiane a featé plusieurs fois), Kaaris etc. sont regroupés sous l’étendard déployé par les efforts colossaux de Sofiane. Qu’est-ce qui explique ce clivage opéré au fil du temps ? Comment est-ce qu’une figure comme Fianso a pu réussir à fédérer autant de monde sous son blason et défier le numéro un incontesté du rap français pendant de nombreuses années ?

Sofiane traîne dans le milieu depuis très longtemps, connaissait tout le monde bien avant de percer. Il a vu se construire le rap français de l’intérieur. Il l’a vu se faire bâillonner par l’industrie, se faire censurer par les médias, se faire mépriser par la culture dominante. Sofiane est arrivé au moment crucial où le rap arrivait enfin à se faire respecter pour ce qu’il était (même si il reste encore quelques efforts à faire). Bourré d’ambition et de charisme, il s’est fixé comme mission de prendre le contrôle de l’industrie par le rassemblement de l’intégralité de ses acteurs pour une union solidaire.




Si Sat, Rohff et Le Rat Luciano rappent « Nous contre eux » en 2000, c’est bien Sofiane qui incarne le mieux cette démarche. Même si le « eux » n’est pas le même, il y a une logique fédératrice dans sa façon d’apporter un vent nouveau à un rap français trop longtemps dominé d’un côté par des batailles d’égo kitsches et désormais démodées entre rappeurs ; et de l’autre côté par une industrie opportuniste dont la girouette ne fait que suivre le sens du profit sans se soucier des revendications artistiques et politiques des rappeurs.

C’est donc bien de deux stratégies différentes dont il est question ici : l’une verticale (Booba), l’autre horizontale (Sofiane). En instaurant des rapports de force et une domination par la hiérarchie entre lui et ses poulains, Booba est nécessairement clivant. Donc, ses histoires se finissent en clash parce qu’il ne supporte pas que sa suprématie soit remise en cause par quoi que ce soit. Cependant, il choisit finement les personnes sur lesquelles il mise, et s’entoure de gens proches avec lesquels il tisse de vrais liens amicaux, pour toujours travailler en famille – stratégie menée depuis 45 Scientific. Sofiane, quant à lui, a une approche beaucoup plus neutre et non-sélective, et ne cherche pas à se cloisonner. Dans une logique sans chef, il promeut une entente amicale entre tout le rap français, créant des connexions et des ponts entre les différents clans. Quitte à quelques forcer les connexions, l’esprit de camaraderie et la sympathie des parties prenantes qui, bien qu’ils soient dans une démarche de partage et de réunion, sonnent souvent faux.

Tout cela étant dit, il semble désormais important de s’intéresser à l’apport artistique de ces différentes stratégies, et surtout voir si, malgré l’intention louable de Sofiane, cela apparaît juste et pertinent (que ce soit en termes artistiques ou même de mentalité) de vouloir unir sous une même bannière tous ces gens venant d’horizons différents.

Léo Chaix

Grand brun ténébreux et musclé fan de Roy Mustang, Clifford Simak et Supertramp, je laisse errer mon âme esseulée entre les flammes du Mordor et les tavernes de Folegandros. J'aurai voulu écrire le couplet de Flynt dans "Vieux avant l'âge", danser sur du Kim Wilde en 81 et monter dans le Yamanote Line avec Zuukou Mayzie. Au lieu de ça, je rédige des conneries pour un site de rap. Monde de merde.