On a essayé de comprendre Claire Laffut
8 novembre 2018
Lola Levent
Après avoir sorti deux singles, Claire Laffut sort son premier EP « Mojo » ce vendredi 9 novembre et sera en concert au Botanique (Bruxelles) le 15 novembre prochain. On a rencontré la jeune chanteuse belge pour qu’elle nous raconte son parcours d’artiste touche-à-tout et afin qu’elle nous éclaircisse sur les zones d’ombre de son travail.
Kietu Claire Laffut ?
En mars dernier, Claire Laffut a sorti son premier single, « Vérité ». Après une intro dans laquelle l’artiste laisse entendre sa voix juvénile et une naïveté enfantine un poil exagérée : « Bonjour, je m’appelle Claire Laffut, j’ai vingt-trois ans, j’habite à Paris mais je suis belge, qu’est-ce que je dois faire ? », la chanson réveille délicatement ses sonorités vintage à coups de synthés et de basses disco. Cocktail sucré efficace, paroles de femme-enfant qui joue à la fois la carte de la crédulité et celle de l’envoûtement, la mélodie nous reste dans la tête : mission accomplie ? Là où Lou Lesage reprend l’attitude de Bardot sans détour, Claire Laffut endosse une version 2018 de Birkin, et, sur un malentendu, le jeu de rôle aurait pu continuer encore longtemps.
C’est quand on cherche à en savoir plus sur l’artiste qu’on la découvre enchaîner les maladresses (plus ou moins gênantes, plus ou moins drôles, disons, sur l’échelle de Mélanie Laurent). Au compteur, une interview dans laquelle l’artiste rêve d’un clip avec « plein de Blacks qui jouent et qui sont à fond dedans » et où les femmes du futur n’auront plus de poils mais des « ongles gigantesques » qui leur permettront de « faire le ménage »; une vidéo enregistrée dans sa chambre où elle déplore s’être retrouvée « coincée dans un 35m2 à Paris, bah oui, vous aussi » et, plus récemment, le clip à l’esthétique exotique douteuse de sa chanson MOJO.
On retiendra plutôt que certains y ont vu une posture féministe errant en catimini sous les paillettes des deux domestiques. C’est qu’il faut remettre les pendules à l’heure : Claire Laffut se prend parfois les pieds dans le tapis, mais le travail est bien là. Abondant et protéiforme. Et c’est à ça que l’on a voulu s’intéresser de plus près. Reprenons : Claire vient de Moustier, un village de province belge. Claire est douée en tout, comme le racontent les médias et comme l’illustrent les réseaux sociaux. Enfin, pas en cuisine ni en mathématiques, corrige l’artiste après qu’on lui ait demandé si c’était vraiment possible, d’être bon partout. « Il faut essayer, il faut beaucoup travailler ». Sa mère est coiffeuse, son père dans le bâtiment, la chanteuse s’est donc tournée vers l’art par elle-même, armée de sa créativité et de sa motivation. Claire a l’air d’aller au bout de ses idées, de réaliser tout ce qui lui passe par la tête.
De sa marque de tatouages aux meubles de son propre appartement, en passant évidemment par son atelier de peinture, @studioclairelaffut, la jeune artiste se place du côté de l’agir, de l’accomplissement. « J’ai toujours dessiné. La peinture, c’est la suite logique de l’illustration. Mon univers est composé de bouches, de nez… C’est une sorte de langage qui essaye d’expliquer les émotions. Je pense qu’on tombe amoureux par les cinq sens, chacun a sa manière de voir l’autre. Nous, les humains, on a 137 émotions qu’on peut définir. J’interviewe des couples, je leur demande comment ils ont vécu l’amour de leurs parents, parce que ça veut sûrement beaucoup dire, tout ça m’intéresse ultra fort. » « J’aime bien créer en fait », résume-t-elle.
Des oeuvres, qui, même avec toute la bonne volonté du monde, demeurent impossible à dissocier d’un ensemble de références allant du surréalisme (Picasso, Miró, Arp…) au design et à l’art contemporains (avec Paola Vilas en tête de fil d’une tendance qui n’aura échappé à personne et, pour ne citer qu’elle, l’artiste Shantell Martin). Mais qui ont aidé l’artiste à en arriver jusque-là.
Comme dans un compte de fée
« J’avais tout le package visuel, je dessinais, les gens me suivaient déjà sur Instagram pour d’autres choses. Ça a sûrement facilité le truc. » Si elle pratique les arts de la scène depuis toute petite, c’est sans prévenir que la musique est arrivée dans la vie de la jeune mannequin/peintre/directrice artistique d’alors dont le profil est remarqué sur les réseaux. « La première fois que j’ai reçu un track avec ma voix dessus, j’étais là ‘what the fuck’ ! J’aimais la musique mais je ne me suis pas dit ‘je vais être Dua Lipa’ quoi [rires] ! » Un coup d’essai fructifiant que seul le hasard a pu rendre possible. « Mon mec est musicien, il m’a emmenée dans son studio répéter avec son groupe. Il n’y avait pas de chanteur ce soir-là et j’ai pris le micro pour rigoler. On faisait trop les cons, on fumait des joints, c’était n’importe quoi. Puis, on a enregistré des chansons et au fur et à mesure j’ai commencé à écrire et à vouloir que mes paroles et ma voix aient un sens, qu’elles soient jolies. Le fait de mettre une voix sur un visage qui fait toujours la belle, c’est beaucoup plus intéressant. »
Tout ne s’est donc pas passé du jour au lendemain, comme on pourrait s’y méprendre en écoutant la chanteuse, qui ne s’était jamais entendue chanter auparavant. L’histoire d’une démo « tombée chez Universal via des repéreuses de talents », ou à travers le casting de présentatrice Météo de Canal+ selon d’autres, avant que les labels ne se décuplent pour faire des offres à notre Clairo made in Belgium.
Depuis, la nouvellement chanteuse travaille en collaboration avec Tristan Salvati, entre autres connu pour être le producteur d’une autre chanteuse belge, Angèle, de qui elle dira simplement : « On n’a pas grand chose en commun : on ne vient pas du même bled, on n’a pas la même éducation, on n’a pas la même histoire ». Tristan Salvati teste des accords, Claire Laffut écrit dessus. Et, en attendant que les titres officiels sortent, elle poste de courts extraits entonnés devant une webcam, « à partir de trucs que je télécharge sur Youtube et que je magouille un peu ». Ton plus casual, esthétique DIY moins calibrée, de quoi rendre ces vidéos plutôt sympathiques.
Et ce n’est pas un hasard si l’artiste a trouvé chaussure de verre à son pied à travers ce médium, puisque celui-ci lui permet de regrouper tout ce qu’elle a pu entreprendre : « illustrer ma musique, jouer dans mes clips, etc. » D’ailleurs, si l’on omet ce court-métrage imitation Titanic où l’on peut voir Claire Laffut actrice se défaire des chaînes de la passion amoureuse sur fond de Debussy, on peut dire que le passage de l’atelier à la scène et aux lieux de tournages s’est réalisé sans embûche. « Ce que je préfère c’est me retrouver dans mon atelier : c’est la chose la plus vraie, avec la scène. C’est toujours le moment où tu crées qui est bon pour un artiste. Sur scène, ton interprétation peut aussi être une création. C’est le moment où quelque chose que tu n’as pas vraiment contrôlée arrive qui est magnifique, et qui a tout d’un coup un sens. C’est impossible à contrôler, ça peut aussi se passer en studio. »
C’est donc huit mois après l’émergence d’un premier single, quelques semaines après la sortie du second, « Mojo », plusieurs showcases et un concert sur la Grand Place de Bruxelles plus tard que le premier EP de Claire Laffut est désormais disponible.
Toute vérité est elle bonne à dire ?
Ce projet, « sorte de palette de ce qu’[elle] peut faire », officialise les présentations avant la sortie prochaine d’un album qu’elle tease de façon intrigante comme le récit d’une jeune fille tombée dans un rêve, avec de nombreux interludes et une exposition à la clef. On y retrouve donc « Vérité » et « Mojo », dont les ambiances sont aussi différentes que celles de « Gare du Nord » et « La Fessée ». L’EP alterne entre ballade pop ou jazzy et épisodes dansants qui piochent directement dans le reggae (le refrain de « Mojo » reprend l’un de ses plus fameux gimmicks). Claire Laffut chuchote des mots simples et doux ou emprunte une voix plus soul pour poursuivre sa recherche de la pureté, « de ce qui est touchant et pas décoratif », en recréant des histoires par petites touches, à l’image de ses peintures.
Si le morceau « Vérité » est moins une réflexion (visiblement confuse) sur les différentes perceptions que l’on peut avoir du « vrai » à différents âges qu’une anticipation des situations compliquées dans lesquels les jeunes artistes de l’industrie musicale se retrouvent propulsés trop vite trop tôt : « ce sont des milieux où l’on utilise tes émotions, je me laisse des boussoles à gauche à droite », la chanson « Gare du Nord », elle, est probablement la proposition la plus cohérente et la plus authentique de l’EP, à condition de tenir compte de son contexte, insaisissable — et même un peu inquiétant — sans l’aide de l’artiste elle-même.
« En fait, c’est mon grand-père qui me disait ça quand j’étais gamine, raconte la chanteuse. ‘Tu vas finir pute à la gare du nord si t’étudies pas !’ Ça faisait rire toute ma famille, alors que moi ça me choquait. Il a dit la même chose à ma petite soeur il n’y a pas longtemps, et je voulais le mettre dans une chanson. Je voulais montrer cette frontalité. Moi, mes chansons, je les fais pour mes proches, je ne pense pas ‘grand public’. J’aime bien faire des morceaux qui vont révéler des trucs qu’on ne s’est pas dits dans ma famille, ou pour mettre des mots sur ce que j’ai l’impression qu’une amie traverse. Cette chanson a recréé le dialogue entre mes parents et ma petite soeur qui faisait plein de conneries. Le refrain est là pour lui expliquer que les problèmes d’enfants restent les mêmes toute la vie, qu’ils reviennent quand tu es adulte. C’est une chanson pour elle, qui est un peu féministe en même temps. »
Ce que l’on aimerait savoir pour finir, c’est ce qu’attend Claire Laffut comme réaction de la part de ses auditeurs lorsqu’elle chante « I’m going to talk like a Jamaican boy, Jamaica in my veins », à l’heure où les voix n’hésitent plus à s’élever contre les répercussions de l’appropriation culturelle. Cette fois-ci, sa réponse nous aura laissée un peu coi, et le manque de temps ne nous permettra pas de dépasser notre perplexité. « Moi, je suis 100% belge, répond l’artiste, je n’ai aucun sang exotique. Mais le reggae, j’adore. Ça me fait vraiment vibrer, le meilleur concert de ma vie c’est Damian Marley à Couleur Café ! Ça peut être mal pris, c’est sûr, mais je n’ai pas réfléchi et j’ai vraiment été au coup de coeur des musiques que j’aime par dessus tout. Je n’essaye pas de m’approprier la culture jamaïcaine mais je la surkiffe donc… » Donc, on se demande bien s’il s’agit là d’une nouvelle maladresse, ou si la chanteuse a bien conscience de ses choix artistiques.
Claire Laffut le dit elle-même, elle doit sortir de sa coquille. Difficile de dire si elle plane sur un nuage de coton ou si sa candeur lui fait des oeillères contre son gré. Son innocence est attendrissante, son manque de recul déroutant. Malgré nos réticences initiales face à l’ensemble de ses propositions artistiques (que les ingrédients hype en veux-tu en voilà et le sponsoring à répétition n’aident pas), on acquiesce par douceur réciproque aux propos de l’artiste, toujours souriante et disposée à nous faire comprendre son univers. Pour autant, on a du mal à adhérer à son manque de discernement (d’humilité ?) face à son propre travail et à ce qu’il implique. C’est pas faute d’avoir essayé.
(Crédits photos: Michelle Du Xuan)