Le monde de Gianni
3 septembre 2019
Lola Levent
On n’arrivera pas à percer le mystère Gianni. Du haut de ses vingt-trois ans, le jeune artiste franco-conglais semble se découvrir lui-même (et son talent) à mesure que le temps passe et que les opportunités s’offrent à lui. Mais son rap a beau être le fruit du hasard, c’est plutôt du miracle qu’il a le goût. Et si un entretien ne suffit pas à cerner Gianni, on a toujours ses morceaux pour redonner un peu de lumière à notre noirceur. Rencontre avec le rappeur qui sait parler aux âmes les plus sombres d’entre nous.
Voix profonde, comme tout droit sortie des abysses, productions éthérées, et, surtout, lyrics troublantes, quelque part entre la rugosité du bitume et la douceur des étoiles. Gianni nous vient de Kinshasa et de Romainville (93), ou de la région du Styx, on ne sait plus trop. On le trouve dans les parages du rap français depuis la parution de « Côté Rio », son freestyle Daymolition, à l’automne 2017. À sa suite, le projet concept D.D.M (« Dose De Moi ») et, en parallèle, les freestyles qui s’enchaînent. Puis, après la sortie de l’EP Géhènne — du nom des Enfers bibliques — en février dernier, le rappeur est désormais de retour avec les tracks « Comme avant » et « Enfant du pays ». Autant de doses de Gianni qui nous aident à esquisser son portrait — celui de cet artiste discret, qui n’accorde que très peu d’interviews, n’est pas encore monté sur scène, mais dont l’aura musicale nous a donné envie d’aller à sa rencontre.
« Je ne sais pas ce que je me voyais faire, mais la musique, je ne me suis jamais dit que j’aimerais bien en faire dans ma vie. » Gianni est de ceux qui parlent peu mais qui s’expriment avec certitude. Un tempérament à l’image de son début de carrière : tout se passe comme s’il ne s’était jamais vraiment destiné à rapper, pourtant, il n’y a qu’à l’écouter pour en ressentir l’évidence. L’émotion s’impose et les mots tombent comme des lames.
« Quand j’étais petit, j’avais un pote qui posait déjà… Un jour, on était rentrés dans un délire et on a fait un son. On avait quatorze ans. On était peut-être dix. Mais c’était tout. » Ce n’est donc qu’assez tardivement, à vingt ans, que le futur rappeur se retrouve dans un train avec ses amis et qu’il se met, cette fois-ci, à freestyler. « C’est arrivé par hasard. Et, une semaine après, je suis allé au studio et j’ai posé mon premier son. Mais je ne l’ai sorti qu’un an après. » C’est donc toujours avec le même détachement, sans trop y songer ou s’y investir véritablement que Gianni a sorti « Côté Rio ». « C’était un truc dans le délire du moment. Je l’ai fait comme ça. Ce n’était pas un truc profond. Je suis chez moi avec les miens, c’est tout. Je ne raconte rien dedans. C’est plus de l’égotrip. » Changements de flows efficaces, rimes offensives, regard enfoncé dans l’objectif de la caméra, il y a pourtant là quelque chose qui ne trompe pas. Mais le rappeur débutant de l’époque n’est pas de cet avis : « Après ‘Côté Rio’, je voulais arrêter. »
Devenir ce que l’on écoute
C’est alors que le label Blue Sky entre en jeu, et c’est peut-être à son équipe que l’on doit la survivance du rap de Gianni. « Je suis allé voir Sacha (le producteur du label, NDLR), on a discuté et on a commencé à bosser ensemble. Et avec les retours que je recevais de mes potes, je me disais, pourquoi pas… Mais même au début, je n’étais pas encore convaincu que c’était ça. Je suis quelqu’un, qui, quand je fais quelque chose, ne se projette pas super loin dans le futur. Si je fais quelque chose, je le fais là. Pour l’instant, je suis dans ce délire-là, je le fais, et le jour où je serai plus dans un autre délire, j’arrêterai. » Celui qui raconte écouter de tout, peu importe s’il s’agit de rap US — on reconnaît l’influence de Future dans plusieurs de ses tracks — ou de musiques du monde entier, a tout de même fini par devenir celui que l’on écoutait.
C’est que, raconte le rappeur, il n’y a pas de doute à avoir : travailler avec les bonnes personnes permet de faire ressortir ce qu’il y a de meilleur en soi. « Moi, on m’a juste dit : tu dis ce que tu veux. » Alors Gianni pose ses mots derrière le micro et raconte. « Le rap, c’est plus un truc qui me permet de me livrer. Dans la vie de tous les jours, je suis comme dans mes chansons. Ça ne sert à rien de venir pour proposer un truc faux aux gens, ou de venir parler quand tu n’as rien à dire. Donc quand je n’aurai plus rien à dire, je ne ferai plus de musique. En attendant, je préfère dire ce que je pense et ce qui me tient à cœur ».
Dans D.D.M, Gianni décrit sans détour les maux qu’il endure et ceux qu’il fait endurer. La flèche est rapide mais la cicatrisation est longue. La tristesse, l’isolement, le dégoût ou la mélancolie sont parfois des sentiments vagues mais chez le jeune rappeur les coups du sort s’expriment avec une précision parfois glaçante. Or pour exprimer la solitude, les mots, eux, ne vont pas seuls. « J’utilise l’autotune comme un instrument. Ça rajoute quelque chose à une mélodie. Avec les mots, on peut essayer d’expliquer quelque chose, de s’en rapprocher au maximum, mais pas à 100%. L’autotune aide à dire certaines choses d’une certaine manière, au plus proche de ce que tu ressens. Ce sont les émotions qui l’emportent. »
Cocktail molotov
Et si l’EP de dix titres Géhènne, ses confidences crues sur fond de boucles mélodiques parfois sombres, parfois tendres, confirment parfaitement cette théorie, c’est sans compter la capacité qu’ont Gianni et son équipe de mettre ces émotions-là en images. Ce qui, il faut le dire, fait de lui l’un des rappeurs émergents à l’univers visuel parmi les plus intéressants à suivre actuellement. « Quand on a envoyé le téléphone et le cocktail molotov miniature aux rédactions pour annoncer Géhènne, c’était pour montrer l’esprit du projet. Je parle beaucoup de vente de drogues. Chez nous, on sait très bien que c’est comme ça. Je parle de quand j’étais petit, de quand tu réalises que tu commences à rentrer dans ce truc et que tu te rends compte que ce n’est pas normal. Je ne sais pas comment sont les autres, mais pour moi, quand tu fais quelque chose de mal et que tu as une conscience, ça te pèse. Ces objets, le truc qui brûle, faisaient référence à cette douleur. »
Des idées marketing jusqu’aux clips, tout semble avoir été pensé pour incarner cette grisaille quotidienne sublimée par le rappeur dans ses morceaux. Ainsi Gianni n’a réalisé aucun featuring — « c’est un projet pour nous » rappelle-t-il — mais ses collaborations avec différents réalisateurs, parmi lesquels Basile Monnot Léonard Russot ou encore Thibault Lefbvre, Moncef Mkawed, Keasy Prod, Kespey et Max Finkelman, sont d’une cohérence rare. Tous participent à donner sa pesanteur à la musique de Gianni, celle-là même qui ne peut pas laisser l’auditeur indifférent. « C’est Berdy (Bernold, son manager, NDLR) qui s’occupe de ça. Si tout est plus ou moins similaire, c’est vraiment parce que c’est ce truc-là qu’on veut. » Et si la suite se teinte de couleurs nouvelles, c’est qu’elle aura pour but d’évoquer l’étape de la vie de Gianni qui suit l’histoire de Géhènne.
« Quand tu as gardé des choses en toi et que tu finis par les libérer, tu te sens mieux. Ça te sert. Tout ce que je fais me ressemble, mais c’est juste que je ne parle pas des mêmes périodes. » Gianni a tous les âges et les différentes ères qu’il a traversées le ramènent aujourd’hui en République du Congo, où il a grandi, et où il n’était pas retourné depuis son adolescence. Dans « Enfant du pays », c’est sur une prod de celui avec lequel il collabore le plus, Keezy Beatz, que le rappeur quitte Romainville pour évoquer ses regrets, se projeter dans la mort — pour, en fin de compte, toucher à l’universel.
On se demande alors si Gianni a pris conscience de ce qu’il peut représenter pour d’autres, aujourd’hui. « D’un côté oui. Mais pour moi, tout être humain est obligé de représenter quelque chose, notamment quand il fait de la musique. Il parle pour certaines personnes. Si ça se trouve, mon histoire à moi, c’est celle de quelqu’un d’autre je ne sais pas où. Si ça se trouve, quelqu’un va m’écouter et va être soulagé, ou avoir le sentiment qu’une autre personne parle de sa vie à lui, le comprend, et, finalement, qu’il n’est pas tout seul dans ce problème-là. Ça réconforte un peu. »
Les siens avant les autres
Frère-ennemi d’Hadès, ennemi de lui-même, proche des siens avant tout, Gianni, dont l’on espère un nouveau projet avant fin 2019, dégage quelque chose de l’ordre du spectre dont la présence rassure : celui que l’on a envie de suivre inexplicablement le long de ses errances. « C’est plus comme avant, mais en fait j’m’en bats les couilles » continue d’affirmer malgré tout Gianni dans l’un de ses derniers refrains, et même si l’on finit par le croire, chacune de ses tracks constitue une nouvelle pierre à l’édifice d’une œuvre à côté de laquelle on ne pourra bientôt plus passer sans rien dire. « Je ne réalise pas encore vraiment ce qui se passe. Je suis dans mon délire, loin, loin, loin de tout ça. Pour être honnête, je ne me considère pas encore comme un artiste. C’est Gianni de la cité. Certes, je n’ai pas ce truc de glorifier la rue. Mais c’est comme si, par exemple, quelqu’un qui aime quelqu’un d’autre… Admettons que cette personne-là la trahisse. Elle te fait quelque chose, alors tu seras en colère. Mais tu ne vas pas arrêter de l’aimer le lendemain. »
Crédits photos: LeTripleSept