Les secrets des meilleures pochettes d’albums
20 juin 2018
Vincent Schmitz
Streaming ou pas, ces derniers mois, les pochettes de rap francophone ont été particulièrement soignées. Parmi les plus marquantes, trois Belges: Isha et ses dents pour “La Vie Augmente” 1 et 2, les cosmonautes en grillz Caballero et JeanJass pour Double Hélice 3 et l’oeil déterminé de Damso pour “Lithopédion”. Les trois créateurs derrière ces pochettes nous racontent les coulisses; et donne leur propre classement des best covers ever.
Lithopédion
Derrière l’oeil de Damso qui nous fixe, l’objectif de Romain Garcin, à qui l’on doit récemment les pochettes de Scylla, Nixon ou Slim Lessio. Photographe, il est aussi graphiste et a assuré toute la direction artistique de la pochette de “Lithopédion”.
L’idée
Romain Garcin: « Avant de proposer cette idée de pochette, je n’ai rien écouté de l’album. De toute façon, je préfère ne pas être influencé par l’écoute d’un album. Je pense qu’une pochette doit être complémentaire à la musique. Mais je ne sais pas du tout de quoi il va parler, quelle va être sa couleur… je sais juste que ça va s’appeler “Lithopédion”. Damso m’avait aussi lâché une phrase du genre l’oeil est la seule partie de mon corps avec laquelle je peux voir le monde sans me voir moi-même. Je le retranscris peut-être mal mais dans l’esprit, c’était ça.
Du coup, je me concentre sur l’oeil, en travaillant vraiment la peau de manière à ce qu’elle ressorte la plus noire possible et que son grain fasse des légères taches blanches. Le but c’était vraiment de signifier une constellation. Dans la première proposition, j’avais mis un lithopédion très subtil et très léger dans la pupille. Je m’en doutais mais je reçois un retour direct en disant on ne veut pas de lithopédion sur cette pochette. Ok, ça me va en fait. Je capte qu’il veut partir sur un délire plutôt cosmique, introspectif, hyper métaphysique etc. Tout se joue sur les symboles, il est dans les concepts.
En pensant à sa phrase, je me suis dit OK, on va aller plus loin que le monde. Je me rappelle alors le cercle dans lequel on peut voir tout l’univers observable, les limites de ce que la NASA a pu voir. Et ça ressemblait justement à un œil. J’ai testé et ça a été validé d’emblée. Ça a été très rapide. On est parti de cette base pour décliner toute la symbolique autour de la nébuleuse de l’hélice, qu’on appelle “l’oeil de Dieu”. »
La création
RG: « J’avais déjà fait un shooting avec Damso avant “Ipséité” mais les photos ont été utilisées pour la presse, pas pour la pochette. Par contre, pour toute la promo concerts, les visus les records de stream etc, Damso et son équipe faisaient appel à moi, à la dernière minute. Du fait de ma réactivité et parce que j’arrivais à comprendre les délires dans lesquels Damso voulait aller, j’ai gagné leurs faveurs. C’est hyper important avec lui: c’est un mec qui a vraiment une idée bien précise de ce qu’il veut faire mais il n’a pas le temps de t’expliquer. C’est à toi de comprendre. Ca va ou ça ne va pas, il n’y a pas de discussion alternative.
Quand l’équipe de Damso m’a contacté pour “Lithopédion”, j’ai fonctionné comme j’aurais fait avec n’importe quel autre rappeur, genre OK on s’organise un shoot, on discute, on se voit pour briefer le truc et compagnie. Réponse: non, on n’a pas le temps, fais une proposition. Du coup, j’ai puisé dans mes images inutilisées et dans ce que j’ai trouvé en terme de symbolique.
J’imagine aussi toujours ce que ca va donner dans les bacs, dans ton salon, dans la rue. Avoir ce côté big brother… cet oeil qui t’observe où que tu sois dans la rue. Il y a une grosse campagne d’affichage en France, même parfois sur le sol à la sortie des métro. Le jeu du regard, ça met toujours mal à l’aise et c’était l’objectif.
Finalement, c’était la pochette la plus simple que j’ai eue à faire en terme de direction artistique. Malgré l’ampleur du projet, ils m’ont fait une confiance à 1000%. Je pense que j’ai visé juste en ayant réussi à cerner son univers et ses questionnements. On n’a pas échangé tant que ça, c’est vraiment en fonction de ce qu’il aimait ou pas, des interviews que je regardais, des sons que j’écoute évidemment beaucoup. »
Les retours
RG: « Un objectif que je m’étais fixé, c’était de faire un jour une grande pochette d’album de rap… C’est cool de la voir partout mais tu te sens dépossédé. C’est hyper bizarre. Je bosse de chez moi donc je suis vraiment cloisonné dans un truc hyper intime, je n’ai pas été une seule fois à Paris rencontrer l’équipe avec qui je bossais, c’était dans mon cocon… et puis d’un coup, elle est sortie. Il n’a pas fallu deux minutes et elle était partout. Elle ne t’appartient plus mais c’est cool, c’est le but.
En plus, les retours sont plutôt bons. Ce qui m’a fait surtout plaisir ce n’est pas qu’on me dise la pochette est magnifique. J’ai vu plein de messages sur les réseaux sociaux du genre ouais il me met mal à l’aise ou il est vénèr, ou bien je suis dans une autre dimension… et c’est encore mieux, c’est provoquer quelque chose chez les gens. C’était vraiment le but voulu et celui de Damso aussi, je pense. Quand il a vu ça, je pense qu’il s’est dit ouais elle dérange. Il aime bien déranger ce garçon.
Double Hélice III
Cette improbable pochette de Double Hélice 3 est signée Guillaume Kayacan, photographe de tes rappeurs préférés et pan visuel du Studio Planet. Avec Adrien Ehrhardt, spécialiste 3D, ils ont shooté les deux rappeurs, épaulés par une équipe hollywoodienne, parmi laquelle la styliste Vanessa Pinto, la maquilleuse Sarah Roman et des assistants aux chiens mignons.
L’idée
Guillaume Kayacan: « Le thème de l’espace, c’est venu du nom et du logo de Studio Planet. Krump avait aussi fait des illustrations de Caba et Jass en cosmonautes, flottant dans l’espace avec des fusées, des accessoires, de la weed, de la lean et tout ça. On a donc poussé le truc. Je ne me rappelle plus si j’ai du faire le forcing ou si c’était une idée qui flottait déjà mais on voulait faire ça pour DH2 et on avait finalement repoussé pour le 3.
Cette pochette est exactement calquée sur les images de presse de la NASA. Dès qu’ils envoient une équipe dans l’espace, ils les plantent assis ou debout les mains posées avec un casque ou un chien, une maquette de fusée et le drapeau US derrière. Avec des fonds papier estompés, un peu cheap. On a repris tous ces éléments qu’on retrouve systématiquement, à part évidemment les grillz, la sacoche Ralph Lauren, etc. On a fait énormément d’images dans des situations différentes pour avoir toute une mission entière.
On voulait faire un truc qui n’avait pas encore été spécialement fait en belgique. C’était vraiment: en mettre plein la vue, du tape à l’oeil. Un truc percutant tout en utilisant les codes pop/rap actuel, et en mettant la personnalité de Caballero et JeanJass en avant. Mais surtout en disant: OK, ça vient peut etre de Belgique mais boum c’est une cover qui claque, qui marque. Un peu blockbuster ou tout ce que tu veux. »
La création
GK: « Pour avoir des combinaisons à prêter, à l’époque de DH2 déjà, on avait contacté l’Euro Space Center mais ils nous ont directement refermé la porte au nez parce que pour eux, le message véhiculé ne collait pas avec leur image. Pour DH3, on a refait une demande mais sans spécifier que c’était pour des rappeurs belges… On était obligés de le jouer comme ça parce que c’était clair que cette fois, c’était cette pochette-ci et rien d’autre. Et on avait les moyens logistiques de la faire, dans le sens où il y avait quand même pas mal de personnes impliquées dans le projet.
A titre d’exemple, pour DH2, il n’y avait pas de Photoshop. On avait mis Jass sur un cube, Caba sur un cube plus haut, on avait tout drapé de noir et le but du jeu c’était d’avoir la meilleure photo. En 45 minutes, c’était plié. Cette fois, on était vraiment à deux sur le shoot et on s’échangeait les fichiers après pour faire la post-prod. Rien que la prise de photos, ça a duré plusieurs heures. On a reçu deux combinaisons mais une seule était utilisable. Donc pour chaque photo, on devait habiller l’un, faire les photos sur trépied, et une fois qu’on était sûr d’avoir un petit panel de photos suffisant, on shootait l’autre. On s’est tous bien amusé mais c’était assez rigoureux. On n’avait pas beaucoup de marge de manœuvre, c’était très calculé, très minutieux.
Je pense que j’ai sept versions de la cover. Vu qu’il y a pas mal de compositing et de mélanges de photos, on devait valider chaque étape et puis passer à l’étape suivant et ne pas revenir en arrière, sinon c’était des heures de taf perdues. JeanJass et surtout Caballero sont fortement impliqués sur l’image. Dès que je faisais des modifications, je leur envoyais… ils étaient clairement impliqués dans le processus. »
Les retours
GK: « Les retours sont drôles. On a fait le shooting en décembre, Caballero et JeanJass ont tenu très longtemps avant de diffuser quoique ce soit sur les réseaux. Ils ont balancé la cover sans aucune amorce. Ca a fait un peu l’effet d’une bombe, ca a été plus loin que la pochette de DH2. Quand tu la vois sur iTunes à coté de Coeur de Pirate et ce genre de choses, c’est marrant.
La cover est dans les métros parisiens, OK c’est cool, mais c’était surtout le shooting, l’ambition et les retouches qui étaient kiffants. Tout ce shooting était stimulant. Je pense qu’en 2017, c’est la chose que j’ai le plus kiffé et c’est les photos que j’ai le plus kiffé retoucher aussi. Dans le sens où on a mis la barre là et maintenant il faut voir où on va aller. »
La vie augmente (Vol I & II)
O’nonto Zaman est le directeur artistique qui se cache sous les pochettes de “La Vie augmente” de Isha. “Créateur visuel” autour de l’image ou à la réalisation de vidéos, quand on lui demande d’expliquer son travail parfois méconnu, il résume par “ça commence par trouver des idées. Et décliner l’univers d’un artiste ou d’un projet en essayant d’y mettre ma patte mais que aussi pour que ça corresponde à l’univers du projet en tant que tel. Des idées et des intentions de rendu.”
L’idée
O’Nonto Zaman: « L’idée de la pochette de LVA est sortie après le premier rendez-vous avec Isha et son équipe. Je ne connaissais même pas encore le nom du projet avant ça… ils m’ont annoncé “La Vie Augmente” et je me suis dit tiens comment est-ce qu’on peut décliner ça. Pendant la discussion, Isha m’a montré une photo de ses dents qu’il aimait bien. Je dois dire que pour Isha, c’est souvent lui qui est l’initiateur des idées en fait… Tout le monde n’était pas vraiment convaincu mais j’ai dit ouais, c’est l’idée géniale parce que l’écart entre les dents, c’est la chance, c’est ta vie qui augmente.
L’idée, c’était d’avoir juste le nez tranché sur la pochette, et ce sourire. Et sur le tracklist, on voit ses yeux et le reste de sa tête qui sortent de l’autre côté. A ce moment là, on ne savait pas encore ce qu’on allait faire pour le volume 2. Par contre pour le 3, on sait déjà (mais on ne vous le dira pas).
Pour LVA 2, la radio de ses dents, c’est dans l’idée que voilà, Isha, c’est un artiste qui n’hésite pas à entrer dans ce qu’il est, au profond de lui-même, pour écrire. Même si ça paraît souvent être des espèces de freestyle, ce sont quand même des écrits qui parlent de lui, qui évoquent son intérieur. J’étais venu avec quelques idées mais lui m’a dit j’aimerais bien rester sur mes dents, ma tante est dentiste, on pourrait faire une radio. »
La création
OZ: « Hamza Seriak a pris les photos, en argentique parce qu’on avait envie de faire ressortir son côté rappeur d’époque. Il ne fallait pas un truc trop lisse, sans être old school non plus mais qui apporte un côté un peu dégradé. De ces photos là, il y en a quatre de son sourire. Et je trouvais que son sourire un peu exagéré, ça donnait l’impression de je ne suis pas encore dans mon augmentation mais je suis en voie de. Je me souviens avoir fait moodboard sur moodboard (rires)… mais je voulais que le cadrage soit vraiment précis pour qu’on comprenne l’intention.
Hamza a retravaillé les contrastes, moi j’ai travaillé les gris comme je les voulais, mais à part ça je n’ai pas fait grand chose. Quand il a sorti LVA 1, il faut se rappeler qu’il fallait aussi se démarquer de ceux qui avaient déjà percé sur la scène belge, dire que Isha peut plaire autant que ces gars là mais qu’il est quand même un peu plus profond, sans être dans un univers comme Damso, qui est de toutes façons à part.
Le shooting a été fait une bonne année avant la sortie. Pour le 1, j’avais eu les tracks quasiment deux ans avant la sortie de l’album. Je n’avais pas tout écouté mais une bonne partie. Pour m’imprégner du truc, d’office. En général dans le processus de création, si je dois faire un clip ou une cover, je m’écoute le track ou l’album en boucle et j’écris dessus, ce qui me passe par la tête. De toutes façons, pour Isha, c’était un plaisir, ce qui n’est pas toujours le cas.
Pour LVA 2, c’est la tante d’Isha qui a fait sa pochette, en vrai, parce qu’elle est dentiste. On a été faire la radio mais la qualité était dégueulasse. C’est une radio… »
Retours
OZ: « Pour LVA 1, j’ai eu beaucoup de retours. Je crois que ça a été assez unanime. Tous les gens qui connaissaient Isha se sont dit c’était évident. Et pour tout le reste, au niveau du rendu et le fait de pas avoir de titrage dessus, de laisser le truc tel quel, je pense que tout le monde a trouvé ça très percutant. Et moi-même, quand je repasse dans mon Spotify et que je scroll, je trouve que ces pochettes ressortent vachement du reste de ce qu’on peut voir.
Pour le 2, j’ai eu des mauvais retours mais au niveau du rendu (rires). Des gens m’ont dit la qualité est dégueulasse. Mais je n’ai pas pu faire autrement, c’est une radio. A part ça des bons retours comme pour l’autre, excellent d’avoir fait matcher le un et le deux. Et la plupart des gens sont curieux de voir le 3 (mais non, on ne vous le dira pas). »